Troisième Colloque international sur Feng Zikai

J'étais à Hangzhou du 13 au 15 mai pour participer au 3ème colloque international sur Feng Zikai. Une quarantaine de spécialistes chinois, japonais, taïwanais, coréen et moi, l'amateur français !




Voici le petit article que j'ai commis à cette occasion :


L’ouverture à l’Autre dans les manhuas de Feng Zikai



Ce qui nous touche dans les manhuas de Feng Zikai, c’est la facilité avec laquelle ses dessins font passer des sentiments profondément humains. Bien des artistes imposent leur création comme un objet mystérieux autour duquel le spectateur tourne, cherchant les portes qui leur permettraient d’entrer et d’aller toucher le cœur de cette création. Mais Feng Zikai offre au regard ses manhua avec la simplicité de l’homme, la nudité de l’artiste, et l’exigence de qui est en quête spirituelle. 



Si son œuvre est ainsi accessible, c’est qu’elle est essentiellement ouverte à l’Autre : ceux qui vivent autour de lui (la famille, les lettrés, les gens avec qui il est en contact au quotidien), les artistes étrangers qui l’ont influencé (en premier lieu le Japonais Takehisa Yumeji), ou son maitre Li Shutong dont l’influence humaine, artistique et spirituelle est si forte.


       Nous tenons à dire que la forme artistique choisie par Feng Zikai, le manhua, porte en soi cette ouverture à l’Autre, car qu’est-ce que le manhua sinon la rencontre et le dialogue entre un texte et un dessin ? Donc l’ouverture d’un moyen d’expression, l’écriture, à un autre moyen d’expression, le dessin, pour créer un moyen d’expression inédit, le manhua, qui a marqué l’aventure culturelle mondiale au XXème siècle.



    Car si on trouve dans divers pays d’Asie et d’Europe des prémisses de cette association entre un texte et un dessin depuis des siècles, c’est surtout à la fin du XIXème siècle que le développement de la presse va permettre aux créateurs et au grand public d’expérimenter ce nouveau moyen d’expression. Ce mouvement de création est international et les influences entre artistes et revues de divers pays sont attestées. 


Ainsi la presse japonaise se transforme sur le modèle de la presse anglo-saxonne. Les caricaturistes Charles Wirgman, un Anglais, Georges Ferdinand Bigot, un Français, et Frank Arthur Nankivell, un Australien, créent des revues au Japon. En 1905, le Japonais Kitazawa crée le magazine le Tokyo Puck en s'inspirant de la revue américaine Puck et de la revue française Le Rire. Kitazawa avait dessiné en 1902 ce qui est considéré comme le premier manga, et avait repris le terme de manga pour désigner ses dessins.


Dans un curieux jeu d’aller-retour, Takehisa Jumeji s’inspire de l’Art Nouveau européen, lui-même inspiré par le mouvement du Japonisme au XIXème siècle, lié à la diffusion des estampes dans les milieux artistiques européens. Jumeji s’inspire aussi du dessin des lettrés, et du style de calligraphie spontané dit style d’herbe.




De par l’éducation qu’il avait reçu de Li Shutong, ouverte sur les cultures étrangères, de par son naturel sans doute sensible et humble, c’est assez naturellement que Feng Zikai intègre l’influence des dessins de Jumeji qu’il découvre dans un livre acheté à Tokyo à l’automne 1921. Ce faisant, Feng Zikai ne copie pas un artiste étranger mais mêle cette influence à sa culture chinoise. A son retour en Chine en 1922, il cherche les traces de ce style de dessin simple qui l’attire chez Chen Shizeng, Zeng Yandong, ou encore du jeu entre texte et dessin dans le mariage entre peinture et poésie de la dynastie Song. Plus tard, en 1951, il regardera avec bienveillance les manhuas de l’Allemand E.O. Plauen (1903-1944) et du Norvégien Olaf Gulbransson (1873-1958) et participera à leur édition en Chine.  




    Ouvert à l’Autre, Feng Zikai crée ainsi des manhuas qui font dialoguer la poésie ancienne et la représentation de son époque, un moyen d’expression moderne et les arts traditionnels, la création solitaire de l’artiste et la diffusion au public par la presse, le statut égotique de l’artiste prôné par l’Occident et l’interrogation sur l’illusion de l’individu posée par le bouddhisme.


Car nous pensons que si Feng Zikai peut partager avec le spectateur ces sentiments universels que sont la joie du jeu, la créativité, la compréhension de la mort, la tristesse, l’envie, le vague à l’âme, l’amitié, la sérénité, etc, c’est parce qu’il ouvre totalement la porte de son cœur, laissant sortir ses sentiments de façon presque spontanée, dans un style graphique simple et rapide exprimant du quwei, de la saveur. Et que cette relation directe d’honnêteté et de vérité entre un artiste et son public, relation de cœur à cœur, nous fait penser à celle valorisée dans le bouddhisme chan entre un maître et son disciple, la relation Yi Xin Chuan Xin 以心传心 (Yi shin den shin, en japonais), selon l’expression tirée du Sûtra de l'Estrade, de Huineng (638-713).



       Attentif à garder son cœur ouvert et empathique, Feng Zikai va donc s’employer à transmettre l’esprit plutôt que la forme, avec un dessin peu technique, presque fade, proche de l’esprit du chan, qui ne distrait pas le spectateur du message profond de son œuvre. On est à l’opposé de l’art vu comme expression de la personnalité d’un artiste jouant de son habileté technique. L’artiste Feng Zikai s’efface devant l’homme, l’individu Feng Zikai s’efface devant l’Autre, les autres autour de lui, les gens de la rue, les enfants. 


       Au contraire de tant d’artistes de manhua, Feng Zikai ne cherche donc pas à créer des personnages individualisés, comme San Mao ou Mickey Mouse, ses personnages sont de simples silhouettes interchangeables. Ils sont parfois dessinés sans yeux, sans visage même, comme pour signifier l’illusion du moi que rencontre l’homme sur le chemin bouddhiste. 



Ce choix artistique nous rappelle l’idéal du boddhisattva faisant le vœu de renoncer à sa libération, plein d’amour et de compassion, se tournant entièrement vers les autres, s’impliquant dans la société et agissant pour son évolution. En s’ouvrant totalement à l’Autre, Feng Zikai fait de son art un art pour la vie.