Voici le petit article que j'ai commis à cette occasion :
L’ouverture à l’Autre dans les manhuas de Feng Zikai
Ce qui nous
touche dans les manhuas de Feng Zikai,
c’est la facilité avec laquelle ses dessins font passer des sentiments
profondément humains. Bien des artistes imposent leur création comme un objet
mystérieux autour duquel le spectateur tourne, cherchant les portes qui leur
permettraient d’entrer et d’aller toucher le cœur de cette création. Mais Feng
Zikai offre au regard ses manhua avec la simplicité de l’homme, la nudité de
l’artiste, et l’exigence de qui est en quête spirituelle.
Si son œuvre
est ainsi accessible, c’est qu’elle est essentiellement ouverte à
l’Autre : ceux qui vivent autour de lui (la famille, les lettrés, les gens
avec qui il est en contact au quotidien), les artistes étrangers qui l’ont
influencé (en premier lieu le Japonais Takehisa Yumeji), ou son maitre Li Shutong dont l’influence humaine, artistique et spirituelle est
si forte.
Nous tenons à
dire que la forme artistique choisie par Feng Zikai, le manhua, porte en soi
cette ouverture à l’Autre, car qu’est-ce que le manhua sinon la rencontre et le
dialogue entre un texte et un dessin ? Donc l’ouverture d’un moyen
d’expression, l’écriture, à un autre moyen d’expression, le dessin, pour créer
un moyen d’expression inédit, le manhua, qui a marqué l’aventure culturelle
mondiale au XXème siècle.
Car si on
trouve dans divers pays d’Asie et d’Europe des prémisses de cette association
entre un texte et un dessin depuis des siècles, c’est surtout à la fin du
XIXème siècle que le développement de la presse va permettre aux créateurs et
au grand public d’expérimenter ce nouveau moyen d’expression. Ce mouvement de
création est international et les influences entre artistes et revues de divers
pays sont attestées.
Ainsi la
presse japonaise se transforme sur le modèle de la presse anglo-saxonne. Les
caricaturistes Charles Wirgman, un
Anglais, Georges Ferdinand Bigot, un
Français, et Frank Arthur Nankivell,
un Australien, créent des revues au Japon. En 1905, le Japonais Kitazawa crée le magazine le Tokyo
Puck en s'inspirant de la revue américaine Puck et de la revue française Le
Rire. Kitazawa avait dessiné en 1902 ce qui est considéré comme le premier
manga, et avait repris le terme de manga pour désigner ses dessins.
Dans un
curieux jeu d’aller-retour, Takehisa Jumeji s’inspire de l’Art Nouveau
européen, lui-même inspiré par le mouvement du Japonisme au XIXème siècle, lié
à la diffusion des estampes dans les milieux artistiques européens. Jumeji
s’inspire aussi du dessin des lettrés, et du style de calligraphie spontané dit
style d’herbe.
De par
l’éducation qu’il avait reçu de Li Shutong, ouverte sur les cultures
étrangères, de par son naturel sans doute sensible et humble, c’est assez
naturellement que Feng Zikai intègre l’influence des dessins de Jumeji qu’il
découvre dans un livre acheté à Tokyo à l’automne 1921. Ce faisant, Feng Zikai
ne copie pas un artiste étranger mais mêle cette influence à sa culture
chinoise. A son retour en Chine en 1922, il cherche les traces de ce style de dessin
simple qui l’attire chez Chen Shizeng,
Zeng Yandong, ou encore du jeu entre texte et dessin dans le mariage entre
peinture et poésie de la dynastie Song. Plus tard, en 1951, il regardera avec
bienveillance les manhuas de l’Allemand E.O. Plauen (1903-1944) et du
Norvégien Olaf Gulbransson (1873-1958) et participera à leur édition en
Chine.
Ouvert à
l’Autre, Feng Zikai crée ainsi des manhuas qui font dialoguer la poésie
ancienne et la représentation de son époque, un moyen d’expression moderne et
les arts traditionnels, la création solitaire de l’artiste et la diffusion au
public par la presse, le statut égotique de l’artiste prôné par l’Occident et
l’interrogation sur l’illusion de l’individu posée par le bouddhisme.
Car nous
pensons que si Feng Zikai peut partager avec le spectateur ces sentiments universels
que sont la joie du jeu, la créativité, la compréhension de la mort, la
tristesse, l’envie, le vague à l’âme, l’amitié, la sérénité, etc, c’est parce qu’il
ouvre totalement la porte de son cœur, laissant sortir ses sentiments de façon
presque spontanée, dans un style graphique simple et rapide exprimant du quwei, de la saveur. Et que cette relation
directe d’honnêteté et de vérité entre un artiste et son public, relation de
cœur à cœur, nous fait penser à celle valorisée dans le bouddhisme chan entre
un maître et son disciple, la relation Yi Xin Chuan Xin 以心传心 (Yi shin den shin, en japonais), selon l’expression
tirée du Sûtra de l'Estrade, de Huineng
(638-713).
Attentif à
garder son cœur ouvert et empathique, Feng Zikai va donc s’employer à transmettre
l’esprit plutôt que la forme, avec un dessin peu technique, presque fade, proche
de l’esprit du chan, qui ne distrait pas le spectateur du message profond de
son œuvre. On est à l’opposé de l’art vu comme expression de la personnalité
d’un artiste jouant de son habileté technique. L’artiste Feng Zikai s’efface
devant l’homme, l’individu Feng Zikai s’efface devant l’Autre, les autres
autour de lui, les gens de la rue, les enfants.
Au contraire
de tant d’artistes de manhua, Feng Zikai ne cherche donc pas à créer des
personnages individualisés, comme San Mao ou Mickey Mouse, ses personnages sont
de simples silhouettes interchangeables. Ils sont parfois dessinés sans yeux,
sans visage même, comme pour signifier l’illusion du moi que rencontre l’homme
sur le chemin bouddhiste.
Ce choix
artistique nous rappelle l’idéal du boddhisattva faisant le vœu de renoncer à
sa libération, plein d’amour et de compassion, se tournant entièrement vers les
autres, s’impliquant dans la société et agissant pour son évolution. En
s’ouvrant totalement à l’Autre, Feng Zikai fait de son art un art pour la vie.