"L'Attente"


L’homme pouvait rester des heures assis sur son vieux fauteuil en cuir, à s’abimer dans la contemplation du papier peint qui s’auréolait d’humidité dans la pièce principale où il vivait, à la fois chambre et atelier. Trompés par son immobilité, des cafards s’aventuraient sur les murs et s’approchaient des taches du papier peint, comme des lions bleus qui viendraient s’abreuver à une mare.

Parfois, peut-être revenu à lui parce que son estomac gargouillait ou parce que sa gorge se contractait de soif, l’homme remuait un bras ou une jambe et les insectes alors s’égaillaient pour rejoindre les recoins obscurs où ils aimaient se cacher. Alors l’homme se levait pour passer dans la cuisine où se trouvaient aussi dans un coin, derrière une simple cloison, les toilettes.
Il ouvrait le frigo, mangeait froid ou réchauffait ce qu’il pouvait y trouver, et s’il n’y avait rien, il sortait faire des courses. Quelquefois, il se payait le luxe de manger dehors : un kebab de dinde et un soda à l’orange, qu’il faisait passer en fumant une cigarette roulée.
       Il revenait s’asseoir dans le fauteuil moulé à son corps, tournant le dos à la fenêtre, et contemplait la pièce où il vivait : un matelas dans un coin posé au sol ; quelques étagères faites de planches brutes et de briques et quelques livres ; un miroir dont le cadre en plastique doré figurait les rayons du soleil ; une cheminée qui ne marchait pas ; un chauffage électrique qui consommait beaucoup et fournissait peu de chaleur ; une malle en bois sur laquelle était gravée « Zanzibar » ; une table basse près du fauteuil avec quelques magazines ; et lui sur son fauteuil.

Puis, l’homme entrait dans le vague.

Il était dans un désert, et les collines de sable qui s’élevaient là lui apportaient tour à tour des idées. Il les accueillait sans surprise car la plupart lui étaient déjà connues. Certaines se faisaient charmeuses et insistantes et il leur souriait. D’autres passaient rapidement dans un tourbillon de poussière et il avait à peine le temps de les suivre. D’autres encore étaient complètement passives, comme écrasées de soleil, et c’était alors à lui de s’approcher doucement et d’essayer de les comprendre.
Comme d’habitude, l’homme allait s’asseoir au bord d’une mare d’où émanait une aimable fraîcheur. Il se penchait et contemplait les images qui remontaient sans cesse à la surface de l’eau. Il revoyait tous les âges de sa vie, ses amis, ses chers disparus et ses amantes. Il leur faisait un signe de la main, et les autres souriaient, là en bas, en clignant de l’œil.
Il grimpait sur une colline et laissait son regard filer jusqu’à l’horizon et son esprit s’emplir de l’immensité du désert. Des oasis poussaient, offrant aux voyageurs épuisés leurs fruits et l’ombre de leurs tentes. Des masseurs aux mains huilées achevaient de dénouer les tensions de leurs trapèzes. On entendait derrière les tentures les rires des goules qui se laissaient embrasser dans le cou.
Plus loin, des cités merveilleuses venaient caresser le ciel de leurs tours dorées. Des canaux serpentaient entre les quartiers où s’affairaient des toucheurs de tissu, des tourneurs de viande, des colporteurs de grimoires, des faiseurs d’images, des débiteurs de boisson, des graveurs sur peau, des ouvreurs de vapeur, des sécheurs d’herbes, des souffleurs de verre, des montreurs d’illusions, des passeurs de caprices, des bateleurs d’eau, des voleurs de ciel, des pailleurs d’or et des changeurs d’air.

       L’homme retenait son souffle. Un lion bleu s’était approché de lui et l’observait. L’homme plongea dans son regard sans retenue, attentif à conserver son calme. Le lion rugit et l’homme resta en apparence immobile mais une peur était montée en lui. Il la goûta pleinement et constata l’étendue des dégâts : peau ridée, cheveux blancs, dents perdues, muscles flasques, os fragiles, mémoire en morceaux. Le lion se détourna et descendit pesamment la colline pour aller s’abreuver. Le point d’eau était sien.

       On frappait à la porte. L’homme revint à lui, ouvrit les yeux et contempla un instant le paysage familier de cette chambre où il aimait tant à se perdre. On frappa encore.
       L’homme se leva du vieux fauteuil en cuir, qui garda comme à regret la forme de son corps. Il ouvrit la porte. C’était un homme et une femme vêtus de noir.
-         Nous sommes venus vous chercher.
-         Je vous attendais. Je suis prêt à vous suivre, dit l’homme en souriant.


"C'est aussi là qu'ça coule le plus"


"Crevette" @Ecrits de Chine


Ce matin, j’ai pris mon vieux vélo de ville et je file sur Tianshan Lu pour me rendre au boulot. Mon attention capte quelque chose qui gigote sur la chaussée et je fais un écart brusque. C’est une crevette de belle taille ! Allongée sur le flanc gauche, elle frétille et agite désespérément ses pattes et ses antennes. Sa carapace grise et encore translucide par endroits indique qu’elle vient d’être jetée là ou plutôt qu’elle est tombée du sac plastique que portait son acheteur.

Je continue ma route, tout agité de pensées. J’entends presque les cris stridents de la crevette. J’hésite à m’arrêter et à revenir pour la secourir. Je pourrais la prendre dans ma main et la jeter dans l’eau. Il faudrait de l’eau salée. Où en trouver ? Peut-être qu’un poissonnier accepterait de la recueillir. Où y a-t-il un poissonnier dans le quartier ? De toute façon, elle va mourir, c’est couru d’avance. Mon sauvetage ne rimerait pas à grand-chose.
J’aurais pu, aussi, la récupérer, l’apporter sur mon lieu de travail, et la manger. Il m’est arrivé, enfant, à l’Île de Ré, de pêcher des crevettes juste à la main, de les décapiter et de les manger crues. La chair est alors légèrement gluante et la saveur iodée incomparable. Mais cette pauvre crevette qui était là, seule, sur la chaussée sale, qui aurait eu le cœur de la manger ?
En attendant, j’ai continué ma route, passé deux carrefours, et j’ai tourné dans Zhongshan Bei Lu, je vais prendre ensuite dans Wuyi Lu, je m’arrêterai au magasin de produits laitiers pour m’acheter une ou deux viennoiseries en guise de petit déjeuner que je dégusterai en avalant un café au boulot.
Mais l’image incongrue de cette pauvre crevette sautillant sur le bitume ensoleillé de Tianshan Lu, comme sur le métal brûlant d’un teppanyaki, ne veut pas sortir de ma tête. Que faisait-elle là, hors de son élément naturel ? Qui l’avait apportée là, au cœur d’une métropole de 25 millions d’habitants ? Des humains l’avaient sans doute élevée puis transportée à Shanghai pour la manger. Ou bien elle avait été arrachée de l’océan pour se retrouver dans cet environnement où il lui serait impossible de vivre bien longtemps.

Arrivé au boulot, je trouve un ami affalé sur la table de la salle de repos des employés. Il travaille dans cette école de langues depuis plusieurs années comme vacataire, bien qu’on lui donne le plus souvent un emploi du temps plein. Cependant son employeur refuse d’effectuer les démarches nécessaires pour qu’il obtienne un visa de travail en bonne et due forme. Comme il n’est pas sous contrat, il ne bénéficie pas de certains avantages : prime de transport, de logement, billet d’avion pour la France, assurance maladie. Il va avoir une semaine de vacances, imposée par le calendrier de travail et non payée, et il angoisse d’avance.
Il fait partie de ces gens que la solitude effraye, car alors remonte des profondeurs des doutes sur sa vie. Ce qui fait de lui un bon compagnon en société, toujours enjoué, blagueur et aimable. Mais pendant ces vacances, il envisage de partir n’importe où, pour se distraire de ces ombres qui le hanteraient s’il restait là, coincé à Shanghai.
Que fait-il là, en fait ? Il ne sait plus trop. Quelques années auparavant, étudiant à Paris, il a rencontré une étudiante chinoise, il est tombé amoureux, il s’est pris de passion pour la pénible étude des caractères complexes du mandarin, et il l’a suivie. Il a monté une petite boîte d’import-export, mais ça n’a pas marché. Il est devenu professeur de français pour gagner sa vie. Et puis, avec sa copine, ça n’a plus collé, ils se sont séparés et donc il est seul.
Au début, il y avait bien le charme de la découverte de l’Empire du Milieu, mais le temps passant, cela aussi a été rompu. Quoi que mon ami fit, il restait de toute façon un étranger dans ce pays, un peu à l’écart, jamais vraiment intégré. Alors il se posait des questions : combien de temps vais-je encore rester ici ? Et pourquoi ? Rentrer ? Oui, mais quoi faire en France ? Pourquoi au juste avais-je eu cette idée de quitter mon pays ? Il se sent coincé.

Le soir, je rentre chez moi et je repasse par Tianshan Lu. Je cherche l’endroit où j’ai vu la crevette. C’est là. Quelque chose qui dépasse à peine de la chaussée, une carapace rose de soleil aplatie par les roues d’une voiture, des bouts d’antennes et de pattes incrustés dans le bitume.


"L'Amazone" @Ecrits de Chine


A Shanghai, je trouve charmant de parfois voir passer des demoiselles assises en amazone à l’arrière de la bicyclette de leur petit ami. Cette assise les deux jambes du même côté, évidemment appropriée au port de la robe ou de la jupe, est toute en pudeur et élégance. Les femmes hélant un motocycliste dans la rue, qui les conduira pour quelques yuans à la destination désirée, l’adoptent aussi fréquemment.

Il est plus rare de voir des hommes monter ainsi en amazone. Un jour que j’entrais dans ma résidence, j’ai été frappé de voir deux types passant en cet équipage. J’aurais aimé les prendre en photo, mais leur passage n’a duré que quelques secondes et déjà, ils avaient disparu dans la rue Maotai. Ce n’est pas si important, car le cœur perçoit mieux que l’œil et c’est lui qui m’a immédiatement informé de la beauté de la situation.
C’était un père et son fils. Le fils, déjà une grande perche, devait avoir presque vingt ans, et le père, fatigué de la vie, accusait à peu près la cinquantaine. L’homme était de style « vieux Shanghai », chaussures en cuir et chaussettes fines, pantalon ivoire remontant haut sur la taille et maintenu par une ceinture, chemise blanche déboutonnée laissant entrevoir un maillot de corps, manches roulées sur les avant-bras.
C’était surtout son vélo qui le faisait entrer dans la catégorie « vieux Shanghai » car c’était un de ces lourds vélos pénibles à manœuvrer que les Shanghaiens appellent quelque chose comme« tank » en rajoutant un –eu à la fin. Les habitants de Shanghai plus jeunes ou plus branchés préfèrent la voiture, qui a l’avantage de polluer plus et de rendre jaloux les voisins. Se déplacer à vélo est donc complètement ringard.
Le père, penché en avant pour mieux appuyer sur les pédales du lourd engin, grimaçait sous l’effort d’avoir à traîner en plus son imbécile de fils. Car ce grand crétin vêtu d’un survêtement et de baskets informes ne se souciait aucunement des efforts de son paternel ni du monde qui l’entourait. Il était plongé dans la lecture d’un manga !
Tout ça pour ça… Vingt ans d’éducation pour en arriver à élever un rejeton qui se passionnerait pour des lectures aussi médiocres... On peut se demander pourquoi avoir des enfants. Mais enfin, quand on a en, c’est déjà trop tard : il faut bien s’en occuper un minimum voire même les respecter dans leurs choix.
Le père avait grandi dans la Chine des années 70, à quelques années-lumière de la Chine actuelle, et ses référents culturels étaient alors complètement différents. Les bouleversements que la société française a connus des années 50 aux années 2020 se sont produits en deux fois moins de temps ici. De quoi avoir quelques problèmes intergénérationnels de compréhension culturelle !
Enfant, le père lisait des lianhuanhuas, ces illustrés au petit format allongé, tenant dans la paume. Une image par page et du texte en dessous. Des adaptations de classiques littéraires, et toute l’histoire de la Chine jusqu’aux épopées grandioses et factices des soldats et autres fans de Mao. Il avait tenté d’en passer quelques-uns à son fils, pensant qu’il se passionnerait comme lui pour ces récits si instructifs. Mais, bercé par la télévision et les jeux vidéo, les chansons coréennes et l’inventivité japonaise, les films américains de super-héros et les matchs de la NBA, le fiston s’était tourné vers les mangas, expression moderne et non pas vieux jeu comme celle que lui proposait son père.
Bien sûr, chaque nouvelle génération a tendance à se démarquer culturellement de celle de ses parents mais on finit en général par trouver un terrain d’entente. Là, le décalage était trop grand. J’avais de la peine pour ce monsieur méritant et si j’avais été à sa place, j’aurais mis un coup de pied aux fesses de son grand dadais de fils, et je l’aurais fait marcher.
J’aurais eu tort, bien sûr, car même si le père et le fils ne se parlaient pas, ils étaient ensemble sur ce vélo et c’est cela qui comptait. Le père portait vaillamment son fiston, sans se plaindre de l’effort à accomplir, et lui donnait l’espace-temps nécessaire à la lecture de son manga chéri. Le fils accro à l’intrigue acceptait de s’asseoir sur ce vélo si inconfortable et ringard et faisait entièrement confiance à son père pour qu’il le mène à bon port.
C’était un tableau bien aussi charmant que celui d’une damoiselle paradant en amazone, mains posées sur la taille de son chevalier servant.

J’ai traversé la résidence, pénétré dans mon immeuble, gravi l’escalier de béton brut jusqu’au deuxième étage, emprunté le couloir-cuisine commun avec les voisins et j’ai ouvert la porte de mon appartement. Je me demandais quelles lectures je partageais avec mon père.


"Au Cheval blanc" @Ecrits de Chine


A Shanghai, métropole de 25 millions d’habitants, on trouve tout ce qu’on veut, ce qu’on ne veut pas, et sans doute plus encore. Il y a quelques années, j’étais avec une amie shanghaienne ravie de me raconter sa soirée de la veille au Cheval blanc. Elle y était allée avec des amies, toutes dames travaillant pour des marques internationales de cosmétiques, à l’occasion de l’anniversaire de l’une d’entre elles.

Le Cheval blanc est un club select pour dames dont certains serveurs sont de jeunes et beaux étrangers. On y trouve des salons particuliers où miroirs, moelleux sofas, éclairages multicolores et musiques rythmées contribuent à une ambiance de fête. On s’y installe puis après quelques minutes entrent les garçons comme sur une scène de spectacle.
Il y a les serveurs chinois employés de la maison, qui gèrent discrètement les soirées, et il y a les extras. Ce sont de jeunes touristes de passage à Shanghai qui ont eu le plan par des amis, souvent des modèles russes, australiens, ou coréens, venus ici faire du shooting pour des fringues ou une pub. Désœuvrés le soir, ils passent faire un tour au club pour se faire un peu d’argent de poche.
Ces gredins vous présentent la carte des boissons, vous incitent à choisir des cocktails chers ou du champagne et prennent les commandes. Puis ils viennent s’asseoir à vos côtés et vous tapent la causette en vidant les coupettes que vous leur payez. Conversations qui souvent ne vont pas bien loin puisque ces mignons ne parlent pas chinois et que l’anglais de ces dames est parfois un peu sommaire.
Qu’à cela ne tienne, sourires, clins d’œil et autres petits gestes charmants suffisent en général à maintenir un semblant de communication. Insensiblement, l’alcool aidant, la soirée glisse vers la lascivité et chacun s’enhardit. Pour quelques billets, on peut alors convenir d’un strip-tease, tout de même raisonnable, puisque interrompu au triangle de tissu entourant la taille.
A ce stade, on n’est plus tenu de nommer ces jolis compagnons des serveurs, mais plutôt des 小白脸(xiao bailian), c’est-à-dire des « petits visages blancs », des jeunes hommes apprêtés, poudrés et maquillés, comme des figurants d’opéra. On imagine l’enthousiasme des clientes pour ces corps musclés et glabres, lisses comme du jade, dansant sur le beat.
Après ce plein d’émotions, mon amie et ses copines ont fui le Cheval blanc pour se réfugier, qui chez son mari, qui chez ses parents, qui dans son grand lit d’oubli, après avoir claqué quelques milliers de yuans. Elles auraient pu, en relançant de quelques milliers d’autres, ramener chez elles un de ces garçons comme un trophée et passer une nuit agitée en sa compagnie.
Mais alors, il faudrait donner une traduction plus juste de 小白脸 en français : un gigolo.
I'm so sad and lonely
Oh lonely, oh lonely, lonely, lonely
Won't some sweet mama,
come and rescue me?
'Cause I ain't so bad
chantait Louis Prima.
Mon amie ne me voyait pas en danseur ou serveur, mais elle me voyait bien en gigolo. Elle avait des connaissances susceptibles d’être intéressées, un contact pouvait être établi facilement par Wechat, elle prendrait juste une petite commission au passage. Comme quoi ce genre de partenariat s’organise le plus simplement du monde, presque naturellement. Nous avons bien ri et j’ai hésité…
Cela me faisait penser qu’un prof américain de l’université Fudan m’avait proposé de passer une soirée comme client avec de jolies hôtesses dans ce genre de lieu à Nanjing East Road. Il y a bien longtemps, il avait travaillé dans le monde de la nuit dans le coin et connaissait encore pas mal de monde. C’était mon anniversaire et il payerait tout. C’était sympa mais ce n’était pas tant pour mon plaisir que pour le sien : on fait mieux la fête à deux que seul, et il voulait faire la fête. Mais l’affection tarifée, c’est pas mon truc et j’avais refusé.
Mon amie insistait, me flattait : j’étais beau, grand, convenablement musclé, etc. Et c’est vrai que gagner cinq ou sept milles yuans en une nuit n’est pas négligeable pour un prof de français médiocrement payé. Mais comme nous parlions chinois et que mon chinois était encore plus mauvais qu’il ne l’est maintenant, peut-être que je n’avais rien compris à son histoire de cheval blanc et de beaux gigolos, peut-être que son histoire était fausse après tout.

Enfin peu importe qu’une histoire soit fausse ou vraie, du moment qu’elle soit intéressante. J’ai donc hésité... un ensemble de considérations morales, de fatigue redoutée, et mon côté fleur bleue ont failli me faire refuser... mais finalement, j’ai accepté. Alors mon amie m’a dit qu’elle blaguait, que j’étais déjà trop vieux et que ça ne marcherait pas pour moi.