"L'Amazone" @Ecrits de Chine


A Shanghai, je trouve charmant de parfois voir passer des demoiselles assises en amazone à l’arrière de la bicyclette de leur petit ami. Cette assise les deux jambes du même côté, évidemment appropriée au port de la robe ou de la jupe, est toute en pudeur et élégance. Les femmes hélant un motocycliste dans la rue, qui les conduira pour quelques yuans à la destination désirée, l’adoptent aussi fréquemment.

Il est plus rare de voir des hommes monter ainsi en amazone. Un jour que j’entrais dans ma résidence, j’ai été frappé de voir deux types passant en cet équipage. J’aurais aimé les prendre en photo, mais leur passage n’a duré que quelques secondes et déjà, ils avaient disparu dans la rue Maotai. Ce n’est pas si important, car le cœur perçoit mieux que l’œil et c’est lui qui m’a immédiatement informé de la beauté de la situation.
C’était un père et son fils. Le fils, déjà une grande perche, devait avoir presque vingt ans, et le père, fatigué de la vie, accusait à peu près la cinquantaine. L’homme était de style « vieux Shanghai », chaussures en cuir et chaussettes fines, pantalon ivoire remontant haut sur la taille et maintenu par une ceinture, chemise blanche déboutonnée laissant entrevoir un maillot de corps, manches roulées sur les avant-bras.
C’était surtout son vélo qui le faisait entrer dans la catégorie « vieux Shanghai » car c’était un de ces lourds vélos pénibles à manœuvrer que les Shanghaiens appellent quelque chose comme« tank » en rajoutant un –eu à la fin. Les habitants de Shanghai plus jeunes ou plus branchés préfèrent la voiture, qui a l’avantage de polluer plus et de rendre jaloux les voisins. Se déplacer à vélo est donc complètement ringard.
Le père, penché en avant pour mieux appuyer sur les pédales du lourd engin, grimaçait sous l’effort d’avoir à traîner en plus son imbécile de fils. Car ce grand crétin vêtu d’un survêtement et de baskets informes ne se souciait aucunement des efforts de son paternel ni du monde qui l’entourait. Il était plongé dans la lecture d’un manga !
Tout ça pour ça… Vingt ans d’éducation pour en arriver à élever un rejeton qui se passionnerait pour des lectures aussi médiocres... On peut se demander pourquoi avoir des enfants. Mais enfin, quand on a en, c’est déjà trop tard : il faut bien s’en occuper un minimum voire même les respecter dans leurs choix.
Le père avait grandi dans la Chine des années 70, à quelques années-lumière de la Chine actuelle, et ses référents culturels étaient alors complètement différents. Les bouleversements que la société française a connus des années 50 aux années 2020 se sont produits en deux fois moins de temps ici. De quoi avoir quelques problèmes intergénérationnels de compréhension culturelle !
Enfant, le père lisait des lianhuanhuas, ces illustrés au petit format allongé, tenant dans la paume. Une image par page et du texte en dessous. Des adaptations de classiques littéraires, et toute l’histoire de la Chine jusqu’aux épopées grandioses et factices des soldats et autres fans de Mao. Il avait tenté d’en passer quelques-uns à son fils, pensant qu’il se passionnerait comme lui pour ces récits si instructifs. Mais, bercé par la télévision et les jeux vidéo, les chansons coréennes et l’inventivité japonaise, les films américains de super-héros et les matchs de la NBA, le fiston s’était tourné vers les mangas, expression moderne et non pas vieux jeu comme celle que lui proposait son père.
Bien sûr, chaque nouvelle génération a tendance à se démarquer culturellement de celle de ses parents mais on finit en général par trouver un terrain d’entente. Là, le décalage était trop grand. J’avais de la peine pour ce monsieur méritant et si j’avais été à sa place, j’aurais mis un coup de pied aux fesses de son grand dadais de fils, et je l’aurais fait marcher.
J’aurais eu tort, bien sûr, car même si le père et le fils ne se parlaient pas, ils étaient ensemble sur ce vélo et c’est cela qui comptait. Le père portait vaillamment son fiston, sans se plaindre de l’effort à accomplir, et lui donnait l’espace-temps nécessaire à la lecture de son manga chéri. Le fils accro à l’intrigue acceptait de s’asseoir sur ce vélo si inconfortable et ringard et faisait entièrement confiance à son père pour qu’il le mène à bon port.
C’était un tableau bien aussi charmant que celui d’une damoiselle paradant en amazone, mains posées sur la taille de son chevalier servant.

J’ai traversé la résidence, pénétré dans mon immeuble, gravi l’escalier de béton brut jusqu’au deuxième étage, emprunté le couloir-cuisine commun avec les voisins et j’ai ouvert la porte de mon appartement. Je me demandais quelles lectures je partageais avec mon père.