"Crevette" @Ecrits de Chine


Ce matin, j’ai pris mon vieux vélo de ville et je file sur Tianshan Lu pour me rendre au boulot. Mon attention capte quelque chose qui gigote sur la chaussée et je fais un écart brusque. C’est une crevette de belle taille ! Allongée sur le flanc gauche, elle frétille et agite désespérément ses pattes et ses antennes. Sa carapace grise et encore translucide par endroits indique qu’elle vient d’être jetée là ou plutôt qu’elle est tombée du sac plastique que portait son acheteur.

Je continue ma route, tout agité de pensées. J’entends presque les cris stridents de la crevette. J’hésite à m’arrêter et à revenir pour la secourir. Je pourrais la prendre dans ma main et la jeter dans l’eau. Il faudrait de l’eau salée. Où en trouver ? Peut-être qu’un poissonnier accepterait de la recueillir. Où y a-t-il un poissonnier dans le quartier ? De toute façon, elle va mourir, c’est couru d’avance. Mon sauvetage ne rimerait pas à grand-chose.
J’aurais pu, aussi, la récupérer, l’apporter sur mon lieu de travail, et la manger. Il m’est arrivé, enfant, à l’Île de Ré, de pêcher des crevettes juste à la main, de les décapiter et de les manger crues. La chair est alors légèrement gluante et la saveur iodée incomparable. Mais cette pauvre crevette qui était là, seule, sur la chaussée sale, qui aurait eu le cœur de la manger ?
En attendant, j’ai continué ma route, passé deux carrefours, et j’ai tourné dans Zhongshan Bei Lu, je vais prendre ensuite dans Wuyi Lu, je m’arrêterai au magasin de produits laitiers pour m’acheter une ou deux viennoiseries en guise de petit déjeuner que je dégusterai en avalant un café au boulot.
Mais l’image incongrue de cette pauvre crevette sautillant sur le bitume ensoleillé de Tianshan Lu, comme sur le métal brûlant d’un teppanyaki, ne veut pas sortir de ma tête. Que faisait-elle là, hors de son élément naturel ? Qui l’avait apportée là, au cœur d’une métropole de 25 millions d’habitants ? Des humains l’avaient sans doute élevée puis transportée à Shanghai pour la manger. Ou bien elle avait été arrachée de l’océan pour se retrouver dans cet environnement où il lui serait impossible de vivre bien longtemps.

Arrivé au boulot, je trouve un ami affalé sur la table de la salle de repos des employés. Il travaille dans cette école de langues depuis plusieurs années comme vacataire, bien qu’on lui donne le plus souvent un emploi du temps plein. Cependant son employeur refuse d’effectuer les démarches nécessaires pour qu’il obtienne un visa de travail en bonne et due forme. Comme il n’est pas sous contrat, il ne bénéficie pas de certains avantages : prime de transport, de logement, billet d’avion pour la France, assurance maladie. Il va avoir une semaine de vacances, imposée par le calendrier de travail et non payée, et il angoisse d’avance.
Il fait partie de ces gens que la solitude effraye, car alors remonte des profondeurs des doutes sur sa vie. Ce qui fait de lui un bon compagnon en société, toujours enjoué, blagueur et aimable. Mais pendant ces vacances, il envisage de partir n’importe où, pour se distraire de ces ombres qui le hanteraient s’il restait là, coincé à Shanghai.
Que fait-il là, en fait ? Il ne sait plus trop. Quelques années auparavant, étudiant à Paris, il a rencontré une étudiante chinoise, il est tombé amoureux, il s’est pris de passion pour la pénible étude des caractères complexes du mandarin, et il l’a suivie. Il a monté une petite boîte d’import-export, mais ça n’a pas marché. Il est devenu professeur de français pour gagner sa vie. Et puis, avec sa copine, ça n’a plus collé, ils se sont séparés et donc il est seul.
Au début, il y avait bien le charme de la découverte de l’Empire du Milieu, mais le temps passant, cela aussi a été rompu. Quoi que mon ami fit, il restait de toute façon un étranger dans ce pays, un peu à l’écart, jamais vraiment intégré. Alors il se posait des questions : combien de temps vais-je encore rester ici ? Et pourquoi ? Rentrer ? Oui, mais quoi faire en France ? Pourquoi au juste avais-je eu cette idée de quitter mon pays ? Il se sent coincé.

Le soir, je rentre chez moi et je repasse par Tianshan Lu. Je cherche l’endroit où j’ai vu la crevette. C’est là. Quelque chose qui dépasse à peine de la chaussée, une carapace rose de soleil aplatie par les roues d’une voiture, des bouts d’antennes et de pattes incrustés dans le bitume.