La Vraie Noblesse
« Les princes ne méritent pas
Qu’un astre annonce
leur trépas
Plutôt que la mort d’un autre homme :
Leur corps ne vaut pas une pomme
De plus qu’un
corps de charretier,
Qu’un corps de clerc ou
d’écuyer.
Je les fais pareillement nus,
Forts ou faibles, gros
ou menus,
Tous égaux sans exception
Par leur humaine condition.
Fortune donne le restant,
Qui ne saurait
durer qu’un temps,
Et ses biens à son plaisir donne,
Sans faire acception de personne,
Et tout reprend et reprendra
Sitôt que bon lui semblera.
Si quelqu’un, me
contredisant,
Et de sa race se
targuant,
Vient dire que le gentilhomme
(Puisqu’ainsi le peuple les
nomme)
Est de meilleure condition
Par son sang et son extraction
Que ceux qui la terre cultivent
Et du labeur de leurs mains vivent,
Je réponds que
nul n’est racé
S’il n’est aux
vertus exercé,
Nul vilain, sauf
par ses défauts
Qui le font arrogant et sot.
Noblesse,
c’est cœur bien placé,
Car gentillesse
de lignée
N’est que gentillesse de rien
Si un grand cœur ne s’y adjoint.
Il faut donc imiter au mieux
Les faits d’armes
de se aïeux
Qui avaient conquis leur noblesse
Par leurs hauts faits et leur prouesse ;
Mais,
quand de ce monde ils passèrent,
Toutes leurs vertus emportèrent,
Laissant derrière eux leur
avoir :
C’est tout
ce qu’il reste à leurs hoirs ;
Rien d’autre, hors l’avoir, n’est leur,
Ni gentillesse ni valeur,
A moins qu’à noblesse ils n’accèdent
Par sens ou vertu qu’ils possèdent.
Par sens ou vertu qu’ils possèdent.
Au clerc il est
bien plus aisé
D’être courtois,
noble, avisé
(Je vous en dirai la raison),
Qu’aux princes
et aux rois qui n’ont
De lettres la moindre
teinture ;
Car le clerc trouve, en écriture,
Grâce aux sciences éprouvées,
Raisonnables et démontrées,
Tous maux dont il faut se
défaire
Et tout le bien
que l’on peut faire :
Choses du monde il voit écrites
Comme elles sont faites et
dites.
Il lit dans
les récits anciens
Les vilenies de tous vilains
Et les hauts faits
des héros morts,
De courtoisie un vrai trésor.
Bref il peut voir,
écrit en livre,
Tout ce que l’on doit faire
ou suivre ;
Aussi tout clerc,
disciple ou maître,
Est
noble, ou bien le devrait être ;
Le sachent ceux qui ne le sont :
C’est
que le cœur trop mauvais ont,
Car ils sont plus favorisés
Que tel qui court
cerfs encornés.
Quiconque vise à la
noblesse
D’orgueil se garde et
de paresse
S’exerce aux armes,
à l’étude,
Dépouille toute turpitude.
Humble cœur
ait, courtois et doux,
En toute occasion, pour tous,
Sauf envers ses seuls ennemis,
Quand l’accord ne peut être mis.
Dames honore et demoiselles,
Mais
point ne se fie trop à elles,
Car il pourrait s’en repentir :
Combien a-t-on vu
en souffrir !
Louange, estime à pareille âme,
Jamais ni critique ni blâme,
Et de noblesse le renom
Qu’elle mérite ; aux autres, non.
Chevaliers aux armes hardis,
Preux en faits et courtois
en dits,
Comme fut messire Gauvain,
Qui n’avait rien d’un
être vain,
Ou le comte d’Artois
Robert,
Qui, dès qu’il eut quitté le bers,
Pratiqua toujours dans sa vie
Noblesse, honneur, chevalerie,
Jamais oisif ne demeurant,
Et devint homme avant le temps.
Ces chevaliers preux et vaillants,
Larges, courtois, fiers combattants,
Qu’ils
soient partout très bienvenus,
Loués, aimés, et chers tenus.
De même
l’on doit honorer
Clerc qui aux
arts veut s’exercer
Et bien pratiquer la vertu,
Comme dans son livre il l’a lu.
Et l’on faisait ainsi jadis. (…)
Maint exemple le prouverait :
Tels naquirent de bas lignage
Et eurent plus noble courage
Que maints fils de roi ou de comte
Dont je ne veux faire le compte,
Et pour
nobles furent tenus.
Mais hélas des
temps
sont venus,
Où les bons, qui toute
leur vie
Étudient la philosophie,
S’en vont en pays étranger
S’en vont en pays étranger
Pour sens et valeur rechercher
Et souffrent grande pauvreté,
Comme mendiants et endettés ;
Ils sont sans souliers, sans habit,
Nul ne les aime, ou les chérit ;
Les rois les prisent moins que pomme,
Eux qui pourtant sont gentilshommes
(Dieu me
garde d’avoir les fièvres !).
Plus que ceux qui chassent les
lièvres
Ou que ceux qui sont coutumiers
De hanter les palais princiers. (…)
D’autre part la
honte est bien pire,
Pour un fils de roi d’être vain,
De méfaits et
vices tout plein,
Que pour un
fils de charretier,
De porcher ou
de savetier.
Il serait bien plus honorable
Pour Gauvain, héros admirable,
De descendre d’un vil peureux
Qui ne
se plaît qu’au coin du feu,
Que
d’être issu de Rainouard,
Si lui-même n’était
qu’un couard. »